Wikipedia : un co-fondateur n’a plus confiance

Un constat qui ne date pas d’hier

Dans mon roman, « Le PrĂ©sident Providentiel », je m’attarde un peu sur Wikipedia. L’un des personnages propose de crĂ©er une encyclopĂ©die alternative. On peut y lire :

« C’est trĂšs dangereux de n’avoir qu’une seule voix propageant la vĂ©ritĂ©. Vous allez me dire qu’il n’y a qu’une vĂ©ritĂ© absolue et que Wikipedia est impartial et ne prend pas position. Mais par dĂ©finition, c’est quasiment impossible de ne pas prendre parti lorsqu’il s’agit en particulier de sujets non scientifiques. MĂȘme sur des sujets scientifiques, tous les spĂ©cialistes d’un domaine ne sont pas forcĂ©ment d’accord entre-eux. Il est alors facile dans une encyclopĂ©die de relayer en prioritĂ© une thĂ©orie plutĂŽt qu’une autre. Et lorsqu’on arrive sur des sujets plus politiques, c’est Ă©galement facile de manipuler l’opinion en donnant plus de crĂ©dit Ă  une version ou Ă  une thĂ©orie en particulier. Est-ce que vous pourriez par exemple m’ouvrir la page sur les lobbys ? »

À l’Ă©cran est alors apparue la page correspondante de l’encyclopĂ©die en ligne. Il a commenté : « Vous allez voir comment la psychologie est utilisĂ©e pour manipuler les idĂ©es des gens. Pour commencer, la premiĂšre chose par laquelle est attirĂ© l’Ɠil sur la page, c’est l’image associĂ©e. Que reprĂ©sente-t-elle ? Une caricature de lobbyistes anglais. Tout de suite, on vous met dans le cerveau : attention aux caricatures, le lobbyiste, ce n’est pas du tout ça ! »

Il a demandĂ© ensuite Ă  se dĂ©placer vers la section « Les lobbys contre l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ».

— Le titre paraĂźt pourtant donner une piste. En fait, la rĂ©ponse est pourtant trĂšs simple, un lobby, par dĂ©finition, n’est absolument pas pour l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, mais pour l’intĂ©rĂȘt particulier de celui qui le commandite. C’est la dĂ©finition mĂȘme du lobby ! Du coup, l’expression en elle-mĂȘme « les lobbys contre l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral » est une vĂ©ritable lapalissade ! Et pourtant, dans ces paragraphes, on va faire naĂźtre dans l’esprit du lecteur le doute sur le fait que, peut-ĂȘtre, en rĂ©alitĂ©, le lobbyiste est lĂ  pour protĂ©ger l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Je cite : « il faut se garder d’imaginer le lobbyiste sous les traits caricaturaux du dispensateur de pots-de-vin, confinĂ© au rĂŽle de maillon d’une chaĂźne de prĂ©bende. Le lobbying, le vrai, se distingue Ă  la fois de sa caricature et des pratiques douteuses ». Donc voilĂ , vous avez une idĂ©e fausse du lobbyiste, le vrai est un gars bien et pas un escroc. On retombe dans l’idĂ©e de caricature gravĂ©e dans l’inconscient collectif. Oui, c’est sĂ»r, on a tous en tĂȘte que le lobbyiste est un gros mĂ©chant avec des dents de vampire et des cornes. Mais non, mais non, vous assure-t-on. Il est normal le gars ! Il a juste un costard, comme tout le monde et il travaille pour gagner sa croĂ»te. TrĂšs bien, continuons. Le paragraphe suivant est intitulĂ© « Une menace pour la dĂ©mocratie ? ». Ah, peut-ĂȘtre qu’on va y arriver. Vous savez qu’on ne retient principalement d’un texte que les derniĂšres phrases qu’on a lues. Sans compter tous ceux qui vont aller directement en fin de texte pour en lire la conclusion. Eh bien la derniĂšre phrase de cette section est : « le lobbying est bon pour la dĂ©mocratie ». C’est quand mĂȘme gĂ©nial, non ?

Et ensuite, dans le reste de l’article, ça reprend des thĂ©ories disant que comme les diffĂ©rents lobbyistes travaillent pour des entreprises diffĂ©rentes et concurrentes, ils se contrebalancent, et du coup le rĂ©sultat global est que tous ces lobbys ne profitent plus Ă  des intĂ©rĂȘts particuliers, mais Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. C’est de la manipulation pure et simple Ă  l’aide d’une logique totalement bancale. C’est comme si je disais que si je mĂ©lange de l’eau froide avec de l’eau chaude j’obtiens de l’eau tiĂšde. Sauf que si je mets une goutte d’eau un peu froide dans une tasse d’eau bouillante, le rĂ©sultat ne va pas vraiment ĂȘtre tiĂšde. Pour revenir Ă  nos lobbyistes, on oublie de dire au lecteur qu’en rĂ©alitĂ©, sur les sujets les plus importants, tous les lobbys ne sont pas sur un pied d’Ă©galitĂ©. Quand vous avez d’un cĂŽtĂ© l’industrie agro-alimentaire abreuvĂ©e de milliards face Ă  des associations de consommateurs, il est Ă©vident que la bataille est totalement inĂ©gale, et que les intĂ©rĂȘts particuliers de l’industrie gagnent haut la main face Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Ensuite, pour les chiffres des lobbys au sein des institutions europĂ©ennes, pour minimiser les chiffres toute la section s’appuie sur les chiffres de
 1992 ! Il y a 30 ans ! En soulignant qu’il y a aussi des lobbys qui reprĂ©sentent l’intĂ©rĂȘt public, sans pointer du doigt les diffĂ©rences Ă©normes de financement de ces diffĂ©rents lobbys. On pourrait rire de la maniĂšre dont tout cela est prĂ©sentĂ© si le sujet n’Ă©tait pas aussi sĂ©rieux, important et grave.

— Vous voulez dire que l’encyclopĂ©die n’est pas objective et a un biais dans la maniĂšre de prĂ©senter les choses ?

— C’est le moins qu’on puisse dire, on vient d’en voir un exemple typique. Et la raison est trĂšs simple. Il s’agit d’un projet privĂ©, assujetti Ă  des financements externes voire Ă  des pressions. Le projet que je propose est un projet 100 % citoyen et financĂ© par l’État, donc sans aucune pression. Il y aura donc une meilleure pluralitĂ© d’opinions. Dans notre encyclopĂ©die, le lecteur pourra peut-ĂȘtre apprendre que Greenpeace, la plus grosse ONG Ă  Bruxelles, avait un budget de 1,6 millions d’euros et 15 employĂ©s sur place en 2015. C’est Ă©norme, non ? À comparer avec 40 millions de budget et 150 employĂ©s de la fĂ©dĂ©ration des industries chimiques, c’est vite remis en perspective.

— Pourtant, n’importe qui peut Ă©diter les pages et ajouter ou modifier du contenu, n’est-ce pas ?

— Ah, ça c’est la belle thĂ©orie. Dans la pratique, l’encyclopĂ©die est bien forcĂ©e d’avoir une Ă©quipe de modĂ©ration pour Ă©viter que n’importe qui puisse Ă©crire n’importe quoi. Ce sont les biais de cette Ă©quipe de modĂ©ration qui pourrissent justement la neutralitĂ© des articles car ils vont, en toute bonne foi, supprimer tout ce qui ne va pas « dans le bon sens » selon eux, et qui est « faux » de leur point de vue. Potentiellement un peu « aidé » par la politique venant de plus haut. Et hop, adieu l’impartialitĂ©.

L’avis de l’un des fondateurs

Larry Sanger, l’un des co-fondateurs de l’encyclopĂ©die en ligne, est soucieux. Il nous rĂ©vĂšle que les lobbys noyautent l’encyclopĂ©die et menacent donc la pluralitĂ© d’opinion. C’est exactement ce que je dĂ©nonçais dans le texte citĂ© prĂ©cĂ©demment.

Cela est valable pour tout ce qui concerne les sujets de sociĂ©tĂ© : Ă©ducation, santĂ©, politique, science, Ă©conomie, philosophie, libre-Ă©change, etc. Sur tous ces sujets, le ton de l’encyclopĂ©die n’est pas neutre, loin s’en faut.

D’ailleurs, les copies d’Ă©cran du site que j’ai postĂ©es plus haut datent de 2018, annĂ©e de publication de mon livre. La page Wikipedia en question n’a pas beaucoup changĂ© depuis, et malgrĂ© de nombreuses tentatives d’Ă©dition pour tenter de rĂ©Ă©quilibrer le propos, la plupart refusĂ©es, le ton gĂ©nĂ©ral de la page est toujours trĂšs favorable au lobbyisme, elle en fait ouvertement l’apologie. D’ailleurs, pour enfoncer le clou, une autre image de caricature a Ă©tĂ© rajoutĂ©e en dĂ©but d’article :

Une encyclopédie doit-elle suivre uniquement la doxa ?

Dans l’interview vidĂ©o de la section prĂ©cĂ©dente, l’interviewer pose une question pertinente : une encyclopĂ©die ne se doit-elle pas de n’apporter que ce qui fait consensus, afin d’Ă©viter de perdre le lecteur en incluant trop d’alternatives ?

Larry Sanger n’est pas dupe et sa rĂ©ponse est trĂšs claire : sur des sujets controversĂ©s, l’encyclopĂ©die doit pouvoir apporter diffĂ©rents points de vue, de la maniĂšre la moins biaisĂ©e possible. Cela, afin de laisser la possibilitĂ© au lecteur de se forger sa propre opinion. En ne suivant que la « doxa », on force un choix, sans d’ailleurs que cela soit explicite pour le lecteur.

Bien sĂ»r, on a tous en tĂȘte les encyclopĂ©dies mythiques des grands Ă©diteurs. De l’EncyclopĂŠdia Universalis Ă  Larousse, et bien sĂ»r les anciennes encyclopĂ©dies comme celle de Diderot et d’Alembert. Et effectivement, on pouvait attendre de ces encyclopĂ©dies « acadĂ©miques » qu’elles n’apportent que le point de vue prĂ©dominant, la doxa ambiante.

Mais Wikipedia a Ă©tĂ© crĂ©Ă© dans un but diffĂ©rent : autres temps, autres mƓurs. D’ailleurs, c’est toujours l’un de ses buts affichĂ©s sur la page d’accueil de l’encyclopĂ©die « participative » : « permettre Ă  tout le monde de contribuer ».

 

Avec le sous-entendu que la pluralitĂ© d’opinion est encouragĂ©e. Et pourtant, ce n’est pas du tout le cas. Ça ne l’est plus. Les enjeux sont bien trop importants. Alors, on laisse croire que « tout le monde peut s’exprimer », tandis que dans les faits et de la bouche mĂȘme de ce fondateur : « il est de plus en plus difficile, voire impossible, de contribuer, mĂȘme sur les sujets les plus anodins ».