Le blog d’origine ayant malheureusement disparu, je reproduis ici le post d’origine. Il est normalement encore disponible sur l’archive de l’internet.
Médias et élections (4) : Internet et temps de parole médiatique
Dans le billet précédent, une des hypothèses que j’ai émises — et réfutées — pour tenter d’expliquer la corrélation entre temps de parole et suffrage est celle selon laquelle les critères de sélection des journalistes sont les mêmes que ceux de l’électeur moyen. Entre autres arguments, je donne l’exemple de la notoriété sur Internet pour illustrer la disparité entre la popularité d’un parti sur Internet et celle auprès des journalistes. Je propose dans ce billet d’étudier ce phénomène d’un peu plus près.
Une manière indirecte de mesurer l’intérêt de la population pour les différents partis est d’observer la popularité de leurs sites Internet. Ce n’est naturellement pas une mesure indépendante du temps de parole dans les grands médias, puisque, comme nous l’avons vu précédemment, les premières sources d’information politique en France sont les médias de masse que sont la télévision et la radio (Vedel, 2006 ; Brouard et Zimmermann, 2012). Mais Internet est un média intéressant puisqu’il permet à la personne de choisir l’information politique qu’il désire. Le lien unidirectionnel émetteur–récepteur des médias traditionnels, où l’auditeur ou téléspectateur subit le choix de présélection des journalistes, devient bidirectionnel avec Internet. Le traffic des sites Internet des partis est donc corrélé à l’intérêt politique des internautes. Le temps de parole médiatique, comme nous l’avons vu précédemment, est, lui, directement lié à l’intérêt des journalistes, nonobstant les quelques contraintes du CSA. (Voir ce billet pour les mécanismes influençant le temps de parole médiatique.)
Il est donc très pertinent d’utiliser la popularité sur Internet pour tenter d’évaluer la popularité intrinsèque d’un parti, puisque, du fait de la structure même du réseau, toutes les idées sont a priori à armes égales. Alors que le temps de parole médiatique mesure ce qui sort d’un haut parleur, même si personne n’écoute, la popularité Internet mesure la curiosité des internautes pour les différentes formations politiques.
Popularité des sites Internet des partis politiques
Les graphiques des Figures 1 et 2 montrent la popularité des sites Internet des listes principales s’étant présentées aux dernières élections européennes. J’ai relevé la popularité mesurée par le site Alexa, le 11 septembre 2014, date où j’ai commencé à faire des analyses pour ce billet1. Alexa génère un classement mondial des sites en fonction du nombre de visiteurs (uniques et non uniques). Je sais bien qu’il aurait fallu, pour être plus précis, obtenir les rangs pendant la campagne électorale, mais je pense que d’une certaine manière, les mesures en « période creuse » offrent aussi un certain intérêt, puisqu’elles permettent d’observer les popularités des partis en temps normal, non biaisées par l’insistance des médias de masse qui caractérisent les campagnes électorales. Observons tout d’abord ces fameux rangs sur les Figures 1 et 2 :
Qu’il a-t-il à dire sur ces graphiques ? La première chose est que l’on observe un grand nombre de partis ayant une popularité relativement similaire, allant du FN à DLR. Le détail (Fig. 2) montre qu’il y a en fait une diminution à peu près linéaire du FN à DLR. Ensuite, à partir de DLR (Fig. 1), on observe une diminution linéaire plus brutale. On n’observe pas, comme c’est le cas pour les temps de parole médiatique, deux ou trois partis largement devant, et les deux tiers des « plus petits » écrasés par les autres (voir le premier graphique de ce billet). La popularité sur Internet semble donc plus égalitaire que le temps de parole médiatique mesuré pendant la campagne électorale 2014.
Il faut cependant faire attention en interprétant ces données, parce que le rang n’est pas une mesure linéaire (la plupart des sites Internet ont un traffic moyen ou très faible, et il y a moins de très gros sites). Une mesure permettant de comparer plus précisément la popularité des différents partis serait le nombre de visiteurs journaliers moyen, auquel je n’ai pas accès.
Une première hypothèse pouvant expliquer la distribution plus égalitaire, du moins pour les partis dits petits, est que le traffic est en grande partie constitué par des habitués de chaque site : des militants, membres ou sympathisants, qui vont s’informer sur leur formation politique préférée. Ces rangs pourraient donc mesurer en partie la capacité de ces partis à faire venir leurs sympathisants sur leur site Internet (via les médias traditionnels, le terrain ou les réseaux sociaux). Les partis peu médiatisés s’efforcent d’utiliser Internet pour faire connaitre leur parti, ce qui est inutile pour les partis médiatisés. Une autre hypothèse (pouvant compléter la première) : Internet étant utilisé comme prolongement des médias traditionnels en ce qui concerne l’information politique (TNS-Sofres, 2007), on peut imaginer que les gros partis, déjà largement médiatisés, ne nécessitent pas d’aller chercher des informations complémentaires sur la toile, alors que pour les autres, leur temps de parole médiatique réduit piquerait la curiosité des auditeurs, qui iraient chercher des informations complémentaires sur Internet. C’est l’hypothèse la plus probable à en juger l’audience des sites partisans (TNS-Sofres, 2007, 4e tableau).
Temps de parole médiatique contre Popularité du site : les tendances
Pour ce billet, j’ai étendu l’étude de corrélation initiale (rapportée dans le premier billet de la série) en effectuant une analyse de corrélation multiple, avec portion du temps de parole médiatique (son logarithme) et popularité du site (inverse du logarithme décimal du rang) en variables indépendantes et portion des suffrages en variable dépendante (son logarithme). Avec ces deux variables, 86,5 % de la variance des résultats du suffrage aux dernières élection est expliquée. Si le temps de parole seul est utilisé, 85 % en sont expliqués2. La popularité du site Internet a donc un très faible pouvoir explicatif complémentaire au temps de parole médiatique pour comprendre la répartition des suffrages.
Rentrons maintenant dans le vif du sujet et regardons le lien entre temps de parole médiatique (pendant la campagne des européennes 2014) et popularité du site Internet, avec la Figure 3 :
On observe que le temps de parole médiatique est corrélé positivement à la popularité du parti sur Internet. Le taux de corrélation est de 47 %, qui est un taux assez moyen.
La corrélation positive s’explique certainement par le fait qu’Internet est utilisé comme le prolongement des médias traditionnels (TNS-Sofres, 2007), eux-mêmes première source d’information politique. Un parti médiatisé est un parti connu, sur lequel on cherchera des renseignements complémentaires sur Internet. Inversement, un parti peu médiatisé est un parti méconnu, dont il ne viendra pas à l’idée d’aller chercher des informations sur Internet. La relative faiblesse de la corrélation (du moins par rapport aux 85 % que nous avons vu entre temps de parole et suffrages) est certainement du fait des facteurs suivants :
– Premièrement, la population utilisant Internet pour s’informer sur la politique n’est pas représentative de la population française : elle est plus éduquée, plus masculine, et avec plus forte proportion de cadres, de fonctionnaires et de travailleurs indépendants, et une plus faible proportion d’ouvriers (TNS-Sofres, 2007).
– Deuxièmement, même s’il est difficile de le prouver, il est probable que la faiblesse de la corrélation reflète le décalage entre les centres d’intérêt des journalistes et ceux de la population française.
Sous-médiatisations et sur-médiatisations flagrantes par rapport à la popularité sur Internet
Si nous reprenons notre exemple entre le NPA, Nouvelle Donne (ND), Nous Citoyens (NC) et l’Union Populaire Républicaine (UPR) — je rappelle que cet exemple est intéressant parce qu’il permet de contrôler plusieurs variables, dont le temps de parole médiatique (NPA ≈ ND ≈ NC), l’ancienneté du parti (ND ≈ NC ≈ UPR) ainsi que, supposément, la taille en nombre d’adhérents —, on observe sur la Figure 3 que ND, NC et le NPA se trouvent près de la droite de régression : c’est-à-dire que la popularité de leur site Internet reflète bien leur taux de médiatisation. L’UPR, par contre, se trouve bien au-dessus de la moyenne : ce parti est sous-médiatisé par rapport à sa popularité sur Internet (ou bien sa popularité sur Internet est bien supérieure à son taux de médiatisation). C’est d’ailleurs le troisième site le plus visité après le Front National et le FdG — eux aussi tout-à-fait dans la moyenne. À l’inverse, le PS, l’UMP, le MoDem, ou encore Force Vie, ne génèrent que peu d’intérêt sur Internet, au vu de leur médiatisation.
Les Figures 4 et 5 présentent des cas de sur- et de sous-médiatisation de partis par rapport à leur popularité sur Internet (ces deux graphiques ne diffèrent que par leur axe des ordonnées) :
Des partis de popularité Internet très différentes, mais traités identiquement par les grands médias
On observe d’une part trois partis (PPLD, le Parti pirate et l’UPR) dont la portion de temps de parole médiatique est à peu près la même (entre 0,25 % et 0,37 %), mais dont la popularité sur Internet est très différente (PPLD est dans les moins populaire et l’UPR est le troisième plus populaire). Sur notre échelle d’ordre de grandeur allant de la sauterelle à la baleine, le temps de parole de ces trois partis est équivalent au chat (voir ce billet).
Des partis populaires, voire très populaires sur Internet, mais sans accès aux médias
C’est le cas, comme le montrent les Figures 4 et 5, du Parti pirate — 11e site le plus populaire sur Internet, deux places devant DLR — et de l’UPR — 3e site le plus populaire de tous.
– Le cas de l’UPR est flagrant : subissant le même traitement médiatique que des partis quasiment absents sur Internet comme le Parti pour la décroissance malgré sa très forte popularité sur la toile. Comparé à EELV, situé dans la moyenne avec 8,70 % de temps de parole, l’UPR est un chat à côté d’un homme (voir ce billet). Dans le même temps, l’UMP, de popularité sur Internet équivalente à l’UPR et EELV, apparaît largement sur-médiatisée. Sur notre échelle, UMP est une baleine. Pour les partis très populaires sur Internet, nous avons donc des temps de parole médiatique d’ordre de grandeur allant du chat à la baleine en passant par l’homme. Or l’UPR n’est pas un parti fantaisiste (son président-fondateur est un haut fonctionnaire ayant travaillé dans des cabinets ministériels) et suscite aussi de l’intérêt sur le terrain, puisqu’il rassemblait déjà plus de 5000 adhérents pendant la campagne des européennes (il approche désormais les 6000).
– Moins flagrant mais tout aussi remarquable est la sous-médiatisation du Parti pirate au vu de sa grande popularité sur Internet. Il est à souligner que le Parti pirate est membre du Parti pirate international, dont certains de ses partis membres ont obtenu de nombreux sièges dans d’autres pays, notamment en Allemagne. Ce n’est donc pas non plus un parti fantaisiste comme l’est par exemple le Parti du plaisir. Remarquons cependant que les propositions phares du parti ont trait aux libertés individuelles, en particulier sur Internet, ce qui contribue sûrement à sa popularité auprès des internautes et sa forte présence sur la toile. Toujours est-il que le Parti pirate est plus populaire que DLR sur Internet mais obtient une portion de temps de parole 10 fois inférieure. Le MoDem, de popularité Internet quasiment identique, obtient, lui, une portion de temps de parole 30 fois supérieure et est donc sur-médiatisé selon cette échelle.
Le cas « Force Vie »
Le cas Force Vie est intéressant : un parti quasiment inexistant sur la toile mais bénéficiant d’un temps de parole comparable à celui de DLR ou de ND. Force vie est avant-avant-dernière dans le classement Alexa des listes que nous avons pris en compte, juste avant les partis tellement peu populaires sur Internet qu’ils ne sont même pas répertoriés (les Fédéralistes et les Féministes) ! Le site de Force vie est tellement peu populaire que même le site Notre Époque le dépasse !! Voir Figures 6 et 7 :
De plus, au vu de sa médiatisation (2,17 % du temps de parole), Force Vie a obtenu un très faible résultat aux élections : 0,73 % des suffrages. À titre de comparaison, DLR a bénéficié de 3,45 % du temps de parole et a obtenu 3,82 % des suffrages ; Nouvelle donne 1,95 % et 2,90 % ; Nous Citoyens 1,37 % et 1,41 % ; Lutte Ouvrière 1,64 % et 1,17 %.
Force vie bénéficie donc d’un temps de parole très élevé dans les médias lorsqu’on observe l’absence d’intérêt des électeurs et des internautes. On peut se demander pour quelle raison Force vie est mis en avant par les journalistes plutôt que le Parti pirate ou l’UPR.
Conclusion
On observe donc une corrélation positive entre intérêt des internautes pour un parti et sa médiatisation. Cependant, cette corrélation est relativement faible, et de forts écarts de médiatisation existent pour un intérêt sur Internet similaire (inversement, de fortes différences d’intérêt sur Internet existent pour un même taux de médiatisation). Quelques cas extrêmes ont attiré notre attention :
Tout d’abord, Force vie est un parti largement sur-médiatisé compte tenu à la fois de l’absence intérêt qu’il suscite sur la toile et pour les urnes. À l’inverse, le Parti pirate, parti aussi populaire que DLR ou le MoDem sur Internet, bénéficie d’un temps de parole très faible. Un exemple encore plus flagrant est celui de l’UPR, qui est plus populaire sur la toile que l’UMP ou EELV mais qui est beaucoup moins médiatisé que Force vie (voir Figures 4 et 5).
Le rôle des journalistes politiques est d’informer la population générale sur l’ensemble des options d’idées et mouvements politiques existants dans le pays, suivant le principe d’équité. C’est un devoir en temps normal, mais c’est d’autant plus vrai en ces temps de crise politique, où tous les partis médiatisés ont perdu leur légitimité (TNS-Sofres, 2014, p. 20) et d’où tombent de manière quasi-hebdomadaire de nouveaux scandales (je ne vais pas faire la liste).
L’analyse que j’ai présentée, dans ce billet et dans les autres, ne peut nous mener qu’à la conclusion que les journalistes politiques des grands médias ne fonctionnent pas de manière démocratique et faillissent à leur devoir d’information : ils mettent sous les feux de la rampe certains partis, à commencer par l’UMP, le PS et le FN, menant de manière quasi-mécanique à leur élection, mettent en avant des « petits » partis, y compris ceux qui n’intéressent nullement les Français, tel que Force vie, donnant ainsi l’illusion de diversité de l’offre politique, et bloquent l’accès au médias de certains autres, pour des raisons obscures, y compris ceux suscitant manifestement l’intérêt d’une partie de la population, comme le Parti pirate ou l’UPR.
Références
Brouard et Zimmermann (2012). Les pratiques médiatiques des Français pendant la campagne présidentielle 2012.
TNS-Sofres (2007). Les internautes et la politique. Par Sylvain BROUARD, Vincent TIBERJ, Thierry VEDEL. 21/03/2007.
TNS-Sofres (2014). Le baromètre politique Figaro Magazine, Septembre 2014.
Vedel (2006). Les électeurs français et l’information télévisée. Le Baromètre Politique Français (2006-2007) CEVIPOF – Ministère de l’Intérieur.
Notes de bas de page
-
Pour le Front de Gauche, la mesure a été prise le 14 septembre sur le site du blog de Mélenchon, qui est plus populaire que le site officiel du parti. ↩
-
Le résultat est légèrement différent que pour le premier billet parce que j’ai utilisé un logiciel différent. Certainement une histoire de chiffres arrondis. ↩
Une réflexion sur « Archive Web – Notre Époque – Élections et temps de parole – Partie 4 »