Le blog d’origine ayant malheureusement disparu, je reproduis ici le post d’origine. Il est normalement encore disponible sur l’archive de l’internet.
L’effrayante corrélation entre temps de parole et résultats aux élections (1)
Ce billet est le 1er de la série sur la corrélation temps de parole–suffrages. Pour l’intégrale des billets sur les médias, voir cette page.
Le deuxième volet de cette étude, portant sur ce que disent les experts en science politique sur ce phénomène, est ici. Le troisième volet de cette étude, portant sur les mécanismes pouvant expliquer la corrélation, est ici.
L’émotion due aux résultats des élections européennes de mai dernier est maintenant retombée. Il est temps, je pense, de s’attarder sur un aspect de la campagne que très peu de commentateurs ont analysé pour « décrypter » (qu’est-ce que peux détester ce terme !) les résultats du scrutin ; un paramètre qui explique pourtant 90 % de la variance des résultats : le temps de parole audiovisuel. Vous pensiez voter librement ? Eh non : les médias votent pour vous !
À l’issue du scrutin, le 28 mai dernier, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), a publié un communiqué dans lequel il affirme avoir « observé que les chaînes de télévision et de radio ont dans l’ensemble respecté le principe d’équité » et « conclut à un respect global du pluralisme dans les médias audiovisuels ».
La pluralité et l’équité ont-elles vraiment été respectées ? Si non, est-il possible de savoir quelles en ont été les conséquences pour l’issue du scrutin ?
Distribution du temps de parole et pluralité
La figure ci-dessous présente la distribution des temps de parole pendant la campagne, tel que relevés par le CSA1 :
On observe que le PS et l’UMP ont monopolisé à eux deux plus de 40 % du temps de parole. Les 6 listes ayant obtenu des élus (UMP, PS, FN, EELV, FdG, UDI) ont, elles, bénéficié de plus de 80 % du temps de parole. Au total, les 2/3 des listes ont dû se partager seulement 10 % du temps de parole. Le rapport entre le temps de parole du plus médiatisé (l’UMP, avec 31h37min59s) et du moins médiatisé (Communistes, avec 4min20s), est de 1 seconde pour 438 – c’est-à-dire 1 seconde pour 7min18s, ou encore 1 jour pour 1 an 2 mois et 11 jours – fait tourner la tête.
Au vu de ces disparités, il est difficile de conclure que le principe de pluralité a été « globalement respecté ».
Mais quel est effectivement l’impact de ces disparités de temps de parole sur l’issue du scrutin ?
Temps de parole et score : une corrélation effrayante
La figure ci-dessus présente sur un même graphique les scores des différentes listes ou candidats (en pourcentage des suffrages exprimés) en fonction de leur portion de temps de parole (en pourcentage) pour les élections européennes (carrés bleus) et la primaire à la présidentielle de 2012 (triangles rouges)2.
On observe qu’en moyenne, plus un parti est médiatisé, plus il obtient un score important. [Mise à jour 17/07/2015 : La corrélation est statistiquement très significative, la p-value étant inférieure à 2×10-17.] Cette corrélation est très forte : une ligne parfaite aurait un coefficient de 100 %, celle-ci a un coefficient de 90 %.
De plus, la relation est quasiment identique entre les élections européennes et présidentielles, malgré des différences énormes en terme d’enjeux et de nombre de candidats.
En échelle linéaire (c’est-à-dire qui garde les proportions), cette relation ressemble au graphique ci-dessous, avec en gris une estimation (à la louche) des scores minimum et maximum pouvant être obtenus en fonction du temps de parole. On observe ici que moins une liste (ou un candidat) est médiatisée, moins elle a de chance de s’éloigner de la ligne rouge. Ainsi, les partis très peu médiatisés ont une chance infime de dépasser un score médiocre et d’obtenir des élus.
Puisque le scrutin et le temps de parole sont liés, temps de parole inéquitable est synonyme de scrutin fortement biaisé.
Y a-t-il eu iniquités ?
Si le temps de parole présente des disparités, celles-ci sont peut-être cependant fondées. Le temps de parole a-t-il donc été équitable ?
L’Union Populaire Républicaine a alerté le CSA de fortes iniquités pendant la campagne, en particulier envers leur parti3. Comparons donc les temps de parole avec des partis comparables à l’UPR : Nouvelle Donne, Nous Citoyens et le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). L’UPR, Nouvelle Donne et Nous Citoyens sont tous trois des partis jeunes : l’UPR a été créée en 2007, Nouvelle Donne et Nous Citoyens ont été fraîchement et presque simultanément créés en 2013. Le NPA est plus ancien, mais a une taille comparable – en ordre de grandeur – à l’UPR et compterait moitié moins d’adhérents (env. 2500 contre env. 5000). Pour qu’il y ait équité, chacun de ces partis aurait dû bénéficier d’un temps de parole au maximum égal à celui accordé à l’UPR. Or ils ont tous bénéficié d’un temps de parole largement supérieur : Nouvelle Donne a bénéficié d’un temps de parole 5,3 fois plus important que l’UPR, alors que Nous Citoyens et le NPA 3,7 fois chacun4.
Ceci montre que le principe d’équité de temps de parole n’a pas été respecté, du moins entre ces formations politiques. Dans cet exemple, c’est l’UPR qui se trouve lésée, mais il est fort à parier que bon nombre d’anomalies peuvent être décelées en comparant temps de parole relatifs alloués et importances relatives entre partis. Il y aurait ainsi lieu de se demander si les différences de temps alloués aux 6 premières formations (PS, UMP, FN, UDI, EELV et FdG) reflètent effectivement leurs importances relatives, en terme de nombre d’élus ou d’adhérents (mais comme on le sait, le nombre d’adhérents est un peu un jeu de bluff…).
Conclusions
Notre analyse est à l’opposée de celle du CSA (qui, je le rappelle, conclut que les principes de respect du pluralisme et d’équité ont globalement été respectés) :
– Au vu de la distribution des temps de parole, il est difficile de conclure que la pluralité des opinions a effectivement été respectée ;
– Il est clair que le principe d’équité n’a pas été respecté, du moins pour certaines formations politiques comme nous l’avons vu ;
– Au vu de la très forte corrélation observée, il est très clair que cette iniquité a eu pour effet de biaiser l’issue du scrutin, et donc la représentation nationale au parlement européen. Les partis sur-médiatisés pendant la campagne se retrouvent donc sur-représentés au parlement, et vice-versa.
Nous avons donc des élus au pouvoir dont l’appartenance politique reflète non pas la préférence intrinsèque des citoyens, mais celle des médias.
Mise à jour 27/08 : Dans un second billet, je réfléchis aux raisons qui amènent les experts à conclure si prudemment quant à l’existence d’un lien direct entre temps de parole et scrutin.
Notes de bas de page
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Les temps de parole pour les européennes sont comptés du 14 avril au 23 mai 2014. ↩
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Les temps de parole pour la présidentielle sont comptés du 1er janvier au 19 mars 2012, période durant laquelle seule l’équité doit être assurée. ↩
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Ce sont d’ailleurs les analyses de l’UPR qui m’ont inspirées pour écrire ce billet. ↩
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Il est à noter que le parti Nouvelle Donne a aussi bénéficié d’une très forte médiatisation dès sa création en 2013. Nous Citoyens a aussi été médiatisé, mais il me semble dans une moindre mesure. ↩
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