Le blog d’origine ayant malheureusement disparu, je reproduis ici le post d’origine. Il est normalement encore disponible sur l’archive de l’internet.
L’effrayante corrélation entre temps de parole et résultats aux élections (2) : la confusion des experts
Un lecteur du blogue que je remercie grandement au passage, a eu l’amabilité de partager ses réflexion ainsi que des références sur le sujet. Dans ce billet, je voudrais rebondir sur certains éléments de la discussion pour me consacrer à la seule question : y a-t-il vraiment une corrélation entre temps de parole et scrutin ? Je m’y attarde un peu parce que d’après les experts, la chose n’est pas si simple…
Ce que disent les experts en science politique
De manière très étonnante, les universitaires sont très prudents sur cette question de corrélation. Premièrement, c’est une question peu étudiée (je n’ai trouvé que quelques références via Google Scholar en plus des références fournies par le lecteur), et quand elle est étudiée, elle conclut à une influence faible, voire nulle, des médias.
Ainsi, Darras (2009, p. 100) fournit l’exemple du référendum de 1992 sur le traité de Maastricht en citant Gerstlé (1995) qui note « l’absence de lien direct entre temps de parole et résultats électoraux » puisque « toutes choses égales par ailleurs, si 80 % du temps de parole [pour le “oui”] génère 47 % des votes, 20 % du temps de parole [pour le “non”] en produit 52 % ».
De la même manière, René Rémond (2004) affirme que « l’effet [de la télévision] n’est pas déterminant et ne concerne jamais que 6 à 7 % du corps électoral ». Il se fonde sur une étude qu’il a publiée en 1963 sur le référendum de 1962, demandant aux électeurs de se prononcer sur l’élection du Président de la République au suffrage universel1. Cette étude ne mesurera qu’une corrélation nulle, voire légèrement négative, entre taux de pénétration de la télévision dans les foyers et résultat du suffrage (voir Rémond et Neuschwander, 1963). D’où son point de vue.
Après avoir cité le contre-exemple de Maastricht, Darras relève l’exemple de la présidentielle de 2007 qui présente une corrélation de… 0,97 (!!!)2 Non-non, je n’ai pas fait de faute de frappe ! C’est bien 0,97 — je rappelle que le maximum est 1.
Darras explique ensuite que, quand même, tout n’est pas si simple puisqu’en 2002, Jospin a bénéficié d’un temps de parole presque 5 fois plus élevé que Le Pen, mais que ce dernier l’a quand même devancé de presque 200 000 votes. Et puis aussi, cette fois, la corrélation entre temps de parole et vote n’était que de… 0,82 (!!!!).
Un problème vraiment si compliqué ?
Non mais franchement…
Présenter deux corrélations : l’une d’un coefficient de 0,97 et l’autre de 0,82, en sciences humaines, et oser prétendre que le lien entre les deux variables est compliqué, c’est quand même un peu fort de café3…
Dans le billet précédent, nous observions une corrélation de 0,90, combinant à la fois la présidentielle 2012 et les européennes 2014. La corrélation pour les européennes seules est de 0,86 et pour la présidentielle seule de 0,94 !
[Mise à jour 17/07/2015 : Les p-values, sont respectivement p < 2×10-17, p < 5×10-6 et p < 3×10-11. La p-value correspond à la probabilité pour laquelle une corrélation égale ou plus élevée arriverait pas hasard en considérant l’hypothèse nulle (c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas de lien entre temps de parole et suffrages).]Il est donc très, très clair que ce n’est pas un hasard. Si la corrélation, même très forte, ne nous dit rien sur les relations causales entre les deux variables (je prévois d’écrire un billet sur ce sujet), il est néanmoins très, très clair qu’il y a un lien quasi-mécanique entre suffrages et médiatisation, et ce malgré toute la prudence des experts, qu’ils soient normaliens, académiciens ou agrégés en science politique.
Le Pen devançant Jospin ? Une histoire de sauterelles et de baleines…
Comment donc expliquer la prudence de nos experts ? C’est simple : ils ne raisonnent pas en termes statistiques. Ils prennent un microscope alors qu’il faut prendre un grand angle. Après avoir découvert pourquoi le vin rouge est rouge et le vin blanc est blanc, ils nous expliquent que la relation entre « couleur du vin » et « variété des raisins » est beaucoup plus compliquée que ça, parce qu’elle n’explique pas la différence de robe entre le Château Mouton-Rotschild de 1982 et celui de 1994.
Se focaliser sur les différences de médiatisation et de suffrages entre Le Pen et Jospin ou le oui/non d’un référendum n’offre aucun intérêt d’un point de vue statistique. D’un point de vue politique et sociologique, bien sûr (« Pourquoi ce malheur ? », « Vis-je dans un pays de fachos ? », « Les médias ont-ils été trop gentils avec Le Pen ? », etc.), mais d’un point de vue statistique pour la question qui nous intéresse, zéro, puisqu’on on se focalise sur seulement deux points de données très proches entre eux sur la droite de régression. En effet, on compare des partis à qui l’on a accordé le même ordre de grandeur de temps de médiatisation : même si un facteur 5 peu paraître élevé, c’est tout de même peu, comparé au facteur 450 que l’on a pu observer par exemple lors de la campagne aux européennes.
Et aux européennes, il y avait 4 ordres de grandeur : les sauterelles (~0,01 mètre), les chats (~0,1 m), les hommes (~1 m), et les baleines (~10 m). Ce sont les mêmes comparaisons des ordres de grandeur respectifs entre les Communistes (~0,01 %), l’UPR (~0,1 %), Lutte Ouvrière (~1 %) et l’UMP (~10 %). Vous l’avez compris : pour ces dernières européennes, l’UMP, le PS et le FN sont chacun de la taille d’une baleine (plus ou moins grosse), et les Communistes, c’est une sauterelle.
Tout comme la quantité de nourriture ingérée reflète notre taille (en ordre de grandeur), le pourcentage de suffrages reflète le pourcentage du temps de parole (toujours en ordre de grandeur). Il est très clair qu’en règle générale, je mange beaucoup plus que mon chat, qui mange beaucoup plus que la sauterelle qui traîne dans le jardin. En général, je mange aussi plus que ma petite cousine qui a 15 ans, mais si elle a passé l’après-midi à la piscine et qu’elle a très faim, et que moi, je me sens un peu barbouillé à cause de la pizza de ce midi, il se peut qu’elle mange plus que moi.
De même, une petite baleine peut manger plus qu’une grosse, et là, effectivement, il faut chercher d’autres facteurs explicatifs que la taille de la baleine : l’une est peut-être en croissance, ou enceint, l’autre malade, ou peut-être est-ce la qualité de la nourriture, etc.
Ainsi, les facteurs expliquant la différence de suffrages entre le FN et le PS (ou le « oui » et le « non ») ne sont pas à chercher dans leurs temps de parole respectifs, mais effectivement du côté du contexte politique ou médiatique, de la situation économique, de la qualité de la campagne, de la qualité des candidats, etc. (et ça, nos experts le font très bien) parce que le temps de parole est trop similaire entre ces deux partis.4
Par contre, le temps de parole est un excellent élément explicatif de la différence de suffrages entre, par exemple, l’UPR et le PS, à qui l’on a accordé des temps de parole d’ordre de grandeur différents.
Pour conclure
La relation entre médiatisation et suffrages est une relation tellement forte qu’elle est quasi-mécanique. Les experts affirmant le contraire se trompent, et la raison est qu’ils étudient des points de données trop proches entre eux et dont les différences ne peuvent s’expliquer exclusivement par le temps de parole, brouillant ainsi leur vision globale et les menant à une conclusion générale erronée. Pourtant, Rémond (2004) semble avoir la bonne intuition lorsqu’il affirme :
« Les médias jouent un rôle par la sélection même de l’information, l’importance qu’ils décident d’accorder ou de refuser à tel événement : ce dont ils ne parlent pas n’existe pas. Il leur est possible en quelque sorte de refuser l’existence à un homme, un parti, une institution, ou un événement ; or, l’électeur n’entre en rapport avec la politique que par leur intermédiaire et en particulier par le truchement de la télévision. »
En prenant l’hypothèse que le lien de causalité va effectivement dans le sens « temps de parole implique suffrage », cette sélection se ferait par l’octroi d’un ordre de grandeur du temps de parole. Des candidats peuvent ainsi être mis à l’index par les médias avec un octroi de 5 %, 1 %, 0,1 % voire 0,01 % du temps de parole. Les électeurs votent pour les baleines, c’est tout. Le reste (hommes, chats, sauterelles) est tout simplement mis de côté.
Mais là, j’anticipe sur le troisième billet sur le sujet, qui traitera des liens de causalité entre ces deux variables.
Références
Darras (2009). « Free Journalism Under Control: Election Coverage in France » [« Le journalisme libre sous contrôle : la couverture médiatique des élections en France »] dans J. Strömbäck et L. Lee Kaid (Eds.) The handbook of Election News Coverage Around the World [« Manuel sur la couverture médiatique des élections à travers le monde »], (p. 90–108). Taylor & Francis e-Library.
Gerstlé (1995). La dynamique nationale d’une campagne européenne. dans P. Perrineau et C. Ysmal (Eds.) Le vote des douze, les élections européennes de juin (p. 203–228). Paris : Presses de SciencesPo. Cité dans Darras (2009).
Rémond et Neuschwander (1963). Télévision et comportement politique. Revue française de science politique. Vol. 13(2). p. 325–347.
René Rémond (2004). Les médias font-ils l’élection ? Retour sur une controverse. Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 175-181. Propos recueillis par Christian Delporte et Marie Lhérault.
Notes de bas de page
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À l’époque, nous explique Rémond, la victoire du « oui » avait surpris puisqu’elle était en contradiction avec le vote des parlementaires, qui avaient voté une censure à presque 60 %. La cause était toute trouvé : la télévision, qui était en train de pénétrer les foyers et qui avait influencé les électeurs en faveur du « oui ». Rémond a donc voulu tester cette hypothèse scientifiquement (c’est tout à son honneur !). Il mena une étude (que je trouve très élégante, d’ailleurs) afin d’évaluer la corrélation entre le taux de pénétration de la télévision dans les foyers (à l’époque très hétérogène) et le taux de « oui ». ↩
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En prenant le temps de parole de tous les candidats sur les trois chaînes principales. ↩
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Probablement tellement émus par le passage de Le Pen au deuxième tour ou du fait que Maastricht soit passé avec justesse qu’ils en ont oublié leurs statistiques élémentaires… ↩
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Après, pour les référendums, il y a peut-être aussi d’autres spécificités propres à ce type de scrutin, qui font que la médiatisation est moins importante. Il est vrai que vendre un mot de trois lettres est plus abstrait que de vendre un candidat auquel les gens peuvent s’identifier. Le candidat c’est un peu le produit qu’on achète dans le magasin : on sait à quoi il ressemble, on l’imagine chez soi pour voir si ça ira bien avec la moquette, etc. Répondre à un référendum fait donc peut-être aussi intervenir d’autres mécanismes psychologiques, qui sont peut-être moins influençables par les médias audiovisuels. À creuser… ↩
Une réflexion sur « Archive Web – Notre Époque – Élections et temps de parole – Partie 2 »